Marteau et enclume

La France est-elle entre le marteau et l’enclume algériens?

Pr Abderrahmane Mekkaoui et Chakib Abdessalam

Analyser les relations franco-algériennes est un exercice périlleux pour tous les algérianistes car les liens politiques entre les deux pays sont hors norme et gérés par l’opacité et le secret. Les deux services de renseignement en charge de ces rapports incestueux n’ont ni la même doctrine, ni la même culture, ni le même fonctionnement. Du général de Gaulle à Macron, les relations franco-algériennes ont connu des hauts et des bas. Un discours sournois et une certaine duplicité les accompagnent dans un engrenage de ruses, de dissimulations et de duperies.

Le bilan de ces relations est négatif et tend toujours à revenir au point de départ. Cette équivoque fait dire à plusieurs observateurs que la France aurait perdu sur « tous les tableaux ».

Le malentendu est le produit d’une longue présence coloniale avec son lot inévitable d’incompréhensions et de rancunes. On s’interroge toujours sur les raisons de cette dissension ou de cette fatalité, perceptible au regard mais pas à la compréhension. Les spéculations plus ou moins adroites mettent-elles en relief les ruses qui permettent de tirer profit d’un réajustement en temps réel des variables déclarées autour de la question?

Pourquoi la France n’a-t-elle pas réussi à asseoir des relations bilatérales franches et cordiales avec le régime d’Alger de 1962 à nos jours?

« Généraux, enfants de Bigeard - France la révolution n’est pas terminée - Pouvoir assassin Macron complice - Réveillez-vous les enfants, la France est de retour - DRS = OAS - … » autant de chants et de slogans antifrançais scandés chaque semaine lors des grandes marches populaires dans les quelques quarantes à cinquantes wilayas algériennes depuis le 22 février 2019 à ce jour. Cette escalade verbale toxique algérienne à l’égard de la France a envenimé les relations entre les deux pays et atteint un degré de jamais vu dans l’histoire des rapports entre les deux États depuis 1962 (déclarations intempestives de ministres, report de visite officielle, etc.). On assiste à une escalade incompréhensive dans la stigmatisation de la France de la part des membres du gouvernement algérien accusant l’ex-pays colonisateur d’ennemi traditionnel et éternel.

Ces condamnations publiques commanditées par les services traduisent la surenchère pathologique à laquelle s’est toujours livré contre la France le pouvoir d’Alger pour des raisons de propagande interne et externe.

D’autre part, le mouvement contestataire appelé Hirak vilipende le système militaire d’Alger et le qualifie de vassal et de marionnette entre les mains des Français. Cette crise politique, complexe et multiforme, a toujours jalonné, en amont et en aval, les relations bilatérales et continuera à s’exacerber et à engendrer une déstabilisation quasi permanente des rapports entre les deux pays depuis déjà plus d’un demi siècle. Cette stratégie de tension, orchestrée par les militaires et les services de renseignement algériens, procède de plusieurs raisons historiques, idéologiques et structurelles.

La première cause de cette animosité est liée à la question de la naissance illégitime d’un nouvel État totalement issu de son géniteur les accords d’Évian : accords négociés en toute opacité par les trois B (Boussouf, Belkacem, Bentobbal), fondateurs du MALG - services secrets algériens, qui ont réussi à transformer leur défaite militaire en victoire politique cachant de ce fait les grandes concessions faites à de Gaulle qui demeurent toujours secrètes voire inavouables à l’opinion publique maghrébine, algérienne et internationale.

La deuxième raison moderne expliquant la colère de la foule algérienne qui revendique l’indépendance et l’autodétermination, est la résultante directe du dysfonctionnement des relations entre les deux pays dû à l’instabilité du pouvoir politique algérien, au délitement du service de renseignement et à la guerre de clans de l’ANP.

Notons que le système politique algérien depuis cette indépendance s’est articulé sur la base de trois piliers de gouvernance, à savoir, la présidence (El-mouradia), l’État-major de l’armée (les Taggarins) et le service de renseignement (Antar-Ben Aknoun). Quand l’Algérie est menée et gouvernée par un homme fort, les deux autres piliers du régime, s’inclinent et forment une union sacrée autour du chef (cas, par exemple, de Houari Boumedienne et le colonel Kasdi Merbah de 1965 à 1978).

La troisième raison consiste dans le fait que, malgré leurs efforts de compréhension et d’intelligence, les services secrets français n’ont jamais pu asseoir une plate-forme de coopération sécuritaire stable et digne de ce nom avec leurs homologues algériens qui continuent à manipuler l’opinion algérienne contre l’ancienne puissance coloniale dans le but de justifier le maintien au pouvoir de leur dictature avec toutes les manigances et les exactions qui en résultent - au lieu, par exemple, de la mobiliser dans une perspective de développement. Il s’agit d’un véritable chantage qui s’exerce sur la durée, dans lequel se marchandent d’une part, les intérêts économiques et géostratégiques de la France au Maghreb et au Sahel, et d’autre part, le maintien de la junte militaire au pouvoir à Alger. Cette junte aurait la prétention d’imposer à la France ses intérêts au Maghreb et au Sahel. Considérant que sa zone de sécurité nationale s’étend de Dakar au Caire, aucun changement ne doit s’opérer sans la bénédiction des Taggarins d’Alger.

Durant les négociations de l’indépendance de l’Algérie, le général de Gaulle aurait-il sous-estimé les négociants du FLN encadrés par les officiers du KGB et de Nasser qui les conseillaient de tout accepter de la France pour faire ce qu’ils veulent par la suite? Les Français, préoccupés alors par la complexité des questions à résoudre, semblaient ignorer que la doctrine du Malg fut fondée sur une culture de la violence, de la dissimulation et du mensonge, incompatible avec la doctrine républicaine et institutionnelle du renseignement français. Dans ce contexte, champion de la désinformation et de l’intoxication, le KGB russe a formé alors de jeunes algériens en leur inculquant le principe selon lequel la menace extérieure vient de l’ex-puissance coloniale et de leur voisin marocain, chantre du libéralisme dans un cadre de guerre froide. Cette stratégie éculée, mais qui perdure toujours, vise à souder de manière artificielle les différentes composantes de la société algérienne face à un ennemi extérieur diabolisé, proche ou lointain. Cette autre carte sert donc à diviser, à mieux terroriser et/ou tromper la population, voire à mobiliser ”la nation” quand le système militaire traverse des turbulences ou un blocage systémique.

La guerre des sables de 1963 contre le Maroc avait pour but de provoquer l’unanimisme en période instable pour le régime Ben Bella-Boumedienne (maquis FFS de Aït Ahmed, mise au bagne et assassinats politiques de hauts dirigeants civils et militaires, purge dans les villes des anciens cadres politiques du PPA de Messali El Hadj, …). Remarquons que le même phénomène de pérennisation de la question du Sahara marocain sera sciemment entretenu entre Alger et les séparatistes du Polisario-Anp dans une confusion délétère de stratégie de tension régionale sans fin.

Pourquoi la politique franco-algérienne tend à faire l’unanimité contre elle?

La stratégie d’Emmanuel Macron consiste-t-elle à nourrir l’ambition de réconcilier les mémoires entre la France et l’Algérie? Cette ambition sous-estime la fabrique de ces relations du côté algérien qui tire sa pseudo-légitimité de la ”guerre d’Algérie” et du rôle du service secret algérien dans l’élaboration des relations avec la France.

A cet effet, le président français n’a jamais vraiment pris la mesure de la volonté et de la capacité de nuisance du renseignement algérien ne serait-ce que pour des questions d’incompétence, de mauvaise foi et de malversation inhérents à ce dernier.

La nouvelle donne que le Hirak a imposé est l’implosion rampante du système politico-militaire qui a mis la France dans l’embarras à cause de l’inefficience de la façade civile incapable de jouer un rôle d’intermédiation entre Paris et Alger. Ce n’est pas une question de mémoire, ni de visa, mais une question de démagogie d’un système totalitaire. La France a misé sur Tebboun qui n’est que la façade navrante d’un système singulièrement verrouillé par la nomenclature militaire. Les généraux au pouvoir (environ 500) n’ont aucun intérêt à chercher une solution dans un apaisement des mémoires qui remettrait en cause leur discours de légitimation par la seule et unique révolution anticoloniale. Le récit des millions de martyrs algériens demeure le slogan préféré et fédérateur d’Alger alors qu’ils avaient eux-mêmes participé à leur élimination.

Ainsi, les déclarations du président français ont été rejetées et ont suscité un tollé au sein du régime. Dans les rangs de ”l’opposition” de service, on dénonce l’ingérence de la France dans les affaires intérieures d’Alger. Les repentances présentées par la France depuis le début du Hirak furent qualifiées de mensonges de la part du gouvernement et des contestataires. Rien ne vient à bout de la rhétorique d’Alger. L’opposition comme le pouvoir brandissent la menace d’un vote sanction contre Macron des Franco-algériens estimés à prés de 6 millions de personnes lors de l’élection présidentielle de 2022. Le rapport de Benjamin Stora fut lui-même considéré comme un torchon franco-français par le chef d’État-major de l’Anp.

Des manifestations de plus en plus antifrançaises.

Les slogans des manifestants chaque vendredi, chaque mardi, interpellent publiquement la France. Les manifestants considèrent le soutien affiché de Macron au régime algérien comme un soutien à un régime des plus liberticides de la planète et mettent en cause la bonne foi du président français. Le décryptage de ces cris de ralliement montre qu’ils sont désormais marqués par un sentiment négatif vis à vis de la France et d’une virulence inédite. Ce nouveau combat pour l’indépendance de l’Algérie met aujourd’hui en cause l’ancien colonisateur dans le cadre d’une indépendance postiche depuis soixante ans.

La rancune des autorités et des contestataires constitue un véritable piège pour la stabilité et la sécurité de l’ensemble de l’Afrique du Nord à moyen terme. Dans un futur proche, cette menace pourrait avoir des conséquences fâcheuses pour la France et les États européens. Les erreurs et les failles dans les rapports franco-algériens sont multiples et réciproques particulièrement dans le fait que la France aurait dû reconnaître les méfaits accomplis durant la conquête coloniale au 19e siècle et plus tard durant la guerre d’indépendance.

Cette reconnaissance aurait enlevé la raison d’être du prétexte au chantage du FLN qui va tirer sa légitimation de la guerre. La non-reconnaissance va favoriser la prise de pouvoir de l’armée des frontières via un coup d’État contre le GPRA, institution provisoire constituée en partie de compétences et de talents (avec qui se sont déroulées les passations d’État à État en juillet 1962 à Rocher Noir, actuel Boumerdés). Ce putsch militaire du groupe d’Oujda va ainsi constituer le socle idéologique de son accaparement et de son monopole du pouvoir à l’exclusion de toute opposition.

L’ANP-FLN va utiliser cette instrumentalisation contre l’ensemble de ses voisins qui l’avaient soutenu et plus particulièrement contre le Maroc. L’alliance de la France avec les officiers du renseignement algérien aura servi de plateforme pour la création d’un État dictatorial se présentant nonobstant comme la Mecque de la révolution mondiale. Ce fonds de commerce va éclabousser la France en raison des coups bas et des manigances de l’Algérie contre de Gaulle et ses successeurs (notamment opération d’espionnage au sein de l’Élysée qui aurait permit la nationalisation des hydrocarbures en 1971).

Au détriment de relations saines entre les deux pays, les machinations algériennes de 1962 à nos jours ont toujours réussi à faire capoter à posteriori les initiatives d’apaisement et de repentance ou regrets de la France. Le système militaire d’Alger ne tient pas à se délester de l’un des principaux gages de sa survie exploité à outrance chaque fois que l’Algérie a à connaître et connaîtra des fissures et des révoltes intérieures généralisées. Ainsi, le régime d’Alger place l’ex-puissance coloniale devant un grand dilemme qui consiste soit à appuyer le peuple dans ses revendications démocratiques, soit à soutenir le système de dictature militaire. Dans les deux cas de figure, la France craint un impact négatif pour ses intérêts géostratégiques au Sahel, au Maghreb et en Europe. Faisant preuve d’une rare impudence désormais banalisée, la junte militaire d’Alger prend ainsi en otage permanent la France dans ses composantes politiques et culturelles. Rappelons que l’hymne national algérien insiste sur le fait que la France doit rendre des comptes et que le livre de la guerre n’est pas encore fermé.

En conclusion, il serait urgent pour la France et ses alliés, d’agir, en premier lieu, de manière à inciter ou contraindre les militaires à négocier un passage vers un pouvoir transitoire pacifique et civil afin de mettre en œuvre leur départ définitif et éviter à ce pays une balkanisation ou un délitement désastreux à la syrienne, à la libyenne ou à la yéménite. Le contrat de Sant’Egidio demeure, peut-être, un modèle de solution politique entre les parties en conflit sous le haut parrainage du Conseil de sécurité de l’ONU avec l’application de l’article 7 de la Charte de l’ONU.

Dans le contexte versatile actuel de pré-famine, de pénurie, de crise économique systémique et de violation des droits humains - dénoncés officiellement par l’ONU, le Parlement européen et le Département d’État américain -, l’Occident est appelé à intervenir pour éviter un autre chaos et un effondrement calamiteux dans la sous-région.

Serait-il temps de rentrer de plein pied dans le 21e siècle à l’heure de l’intelligence artificielle, du benchmarking et de l’anthropocène? Il demeure essentiel aussi que la France libère les relations avec son ancienne colonie de la main-mise des services algériens en octroyant le dossier brûlant aux diplomates et aux juristes^76.

En tout état de cause, si bail il y a eu, dans des accords secrets, il est caduc ou arrivé à échéance. Il est temps de rebattre les cartes, de jouer franc. Le temps est venu de nettoyer les cerveaux et de les affranchir de la lancinante chanson hypnotique répétée un siècle durant.

La question du découpage territorial, qui est à lui seul une explosion nucléaire en ce sens qu’il fragmente, divise et explose les peuples. La question mémorielle concerne toute l’Afrique et l’ensemble de l’ex-empire colonial. Des confé- rences internationales sont à revisiter. Algésiras, Berlin, Londres, Saint-Pétersbourg, Paris … Alger craint, en fait, l’ouverture des archives car cela risque très probablement de démasquer le flot de falsifications et surtout de mensonges par omission dont elle a fait son lit bancal. Alger a pourtant elle-même ouvert le bal. Elle persiste et signe ses incriminations publiques illégitimes

  1. cf La France entre le marteau et l’enclume algériens , page 228 à 240 co-écrit par le Pr Abderrahmane Mekkaoui et Chakib Abdessalam, sahara-central.info.

et feintes, à l’égard de la France, en s’adonnant, depuis 2019, en interne, à la guerre des clans et au grand déballage.

La crue de l’oued l’emportera. Comme dit le proverbe seules ses pierres demeureront. Après l’orage, la pluie, le beau temps, les pâturages. Un homme honnête, Aït Ahmed, est resté fidèle à la vérité y compris sur la question historique et territoriale. Interdit de séjour prolongé en France et à Alger, exilé à Genève puis à Lausanne, incorruptible, il aura payé le prix fort mais aura vécu dans l’honneur et la dignité, paix à son âme.

Quant aux oubliés, in memoriam, les Sahariens sont à Alger ce que sont les Pieds-noirs^77 et les Harkis à de Gaulle, un package de misères. Apatrides, rapatriés.

  1. La valise ou le cercueil.

Bien mal acquis ne profite pas.


À qui profite le crime nucléaire au Sahara? / chekib abdessalam
Nucléaire, bactériologique, chimique,
biologique, balistique, spatial, pétrole, or

Préface d’Abderrahmane Mekkaoui / Collection Allure saharienne, libre de l’Atlantique à l’océan Indien, © alfAbarre, 2021 / 24, rue Le Brun, 75013 Paris (les Gobelins) / http ://www.alfabarre.com / editions@alfabarre.com / ISBN 978-2-35759-105-9 / EAN 9782357591059 / ISBN 978-2-35759-107-3 (Ebook - epub) / ISBN 978-2-35759-106-6 (Ebook - pdf)


Azaouad
merci pour votre lecture, votre partage et pour votre participation à tous

Sharing is caring!